Le lâcher prise dans le tir à l’arc japonais
L’art véritable est sans but, sans intention. Plus obstinément vous persévérerez à lâcher la flèche en vue d’atteindre un objectif, moins vous y réussirez, plus le but s’éloignera de vous. Ce qui pour vous est un obstacle, c’est votre volonté trop tendue vers une fin. Vous pensez que ce que vous ne faîtes pas par vous-même ne se produira pas.
Extrait de Le Zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc, E. Herrigel
Votre volonté peut se révéler être un obstacle
Voici une réflexion d’un Maître de tir à l’arc zen que je souhaitais partager avec vous aujourd’hui…
Après plusieurs articles consacrés à l’atteinte des objectifs et les freins qui peuvent se manifester et entraver notre volonté consciente, j’ai découvert hier par hasard ce passage du livre d’Eugen Herrigel, un philosophe allemand qui s’est intéressé à la culture japonaise et à l’un de ses arts martiaux : le Kyudo.
Installé au Japon dans les années 20, il s’est initié à la Voie du Zen à travers cet art du tir à l’arc enseigné par le maître Awa Kenzo.
Ce maître enseigne ainsi à ses élèves que leur volonté tendue vers un but se révèle en réalité un obstacle majeur. Plus ils visent un objectif avec détermination, plus celui-ci va leur échapper…
Le secret de la parfaite trajectoire serait ainsi leur capacité à lâcher-prise, à se « dés-agripper » mentalement.
L’harmonie des contraires, gage de réussite
L’arc est l’arme privilégiée sur les champs de bataille japonais au début du premier millénaire. Et progressivement se développe La Voie de l’Arc, une attitude mentale faite de rigueur, de loyauté envers son seigneur et son école, et de dignité au combat sans crainte de la mort.
En effet, l’utilisation de l’arc au combat nécessite que la flèche atteigne son but : abattre son ennemi. Car si le samouraï rate sa cible, il peut ensuite se faire tuer par son adversaire. La précision du geste prend bien sûr une importance capitale au moment même de cette confrontation.
Or, si l’archer a peur de mourir, son geste peut perdre en précision.
(…) s’il a peur de mourir, son corps, même très bien entraîné, marque un instant d’arrêt, d’inhibition, à l’instant décisif qui est souvent fatal. A contrario, si le guerrier ne tient pas à sa vie, au moment fatidique il ne craint pas sa mort ; son corps bien entraîné agit alors en toute liberté, sans inhibition, en « état de grâce » et il porte le coup fatal dès qu’il perçoit la faille chez son adversaire.
http://kyudo.fr/le-kyudo/histoire
Il s’agit ici du paradoxe auquel est confronté le samouraï au combat : « Pour vivre il faut mourir ». Pour gagner le combat et rester en vie, il ne faut pas avoir peur de mourir. C’est dans ce contexte que se développe La Voie de l’Arc qui vise à harmoniser corps et esprit dans la recherche d’une attitude mentale juste.
(…) l’hésitation, la peur et les autres émotions conflictuelles diminuent, ce qui permet à la sérénité et à la force d’exister conjointement.
http://paris.shambhala.fr
L’archer doit mettre toute son âme dans chaque flèche, comme si c’était la dernière. Son entraînement est alors physique et technique, mais aussi pour une grande part spirituel. Sérénité et force, précision et relâchement, l’archer recherche l’équilibre universel des contraires pour atteindre le geste parfait.
Lutter contre les excès : la Voie du milieu
On met généralement toute son énergie sur le résultat. Dans le Kyudo, tout le monde veut atteindre la cible bien sûr. Mais si toute l’énergie mentale et physique est sur la cible, vous faites un mauvais tir. Ce qui compte, ce n’est pas uniquement le contenu, mais aussi le timing. Dans la flèche, le moment où vous lâchez va décider si vous allez faire un bon tir ou pas. A force de faire cela, vous allez prendre conscience de l’importance du moment.
Jérôme Chouchan, administrateur de la Fédération internationale de Kyudo
Le kyudo apprend donc d’abord à se concentrer sur soi-même…
Dans ce contexte, un excès de volonté tendue vers le but nuit au relâchement et à la fluidité du mouvement. Si l’on est « arc-bouté » en direction de notre objectif, on s’écarte de cette harmonie nécessaire à la bonne réalisation du mouvement. Il se peut d’ailleurs que nous soyons alors davantage dans l’agrippement à ce but que dans une bonne énergie pour se diriger vers lui.
Quand je m’agrippe, je m’obstine, je persiste… pour ne surtout pas échouer.
Derrière la volonté se cache en effet souvent dans l’ombre la peur d’échouer. C’est là où le déséquilibre se crée et l’excès de volonté finit par nous écarter du but recherché. Et nous conduire inexorablement vers ce que nous voulons surtout éviter.
Tel le samouraï japonais, c’est alors en affrontant nos peurs, en acceptant la possibilité d’échouer que nous nous en affranchissons le plus sûrement.
« Pour vivre, il faut mourir. »
Il se pourrait bien que ce paradoxe du samouraï puisse être le nôtre encore aujourd’hui. Pour atteindre ses buts, il faut accepter d’échouer ou de reculer.
Le Kyudo nous apprend peut-être ainsi à ne pas lutter contre les creux et les bosses, mais à nous laisser porter en confiance, à ressentir et choisir le bon moment, pour lâcher la flèche dans un geste désintéressé.
Rechercher en soi la Voie du milieu.